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Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il perd son âme

4 juillet 2015 6 04 /07 /juillet /2015 19:58

Le frère est mort, et quittant sa froide dépouille, n'emporte-t-on rien avec soi ? On emporte une grâce de réserve, pré­cieuse récompense de la charité accom­plie. Cette grâce ajourne son principal effet jusqu'à l'heure suprême ; mais elle exerce déjà sa sanctifiante influence sur nos heures d'inquiétude et d'effroi. Tout l'enseignement du douloureux spectacle nous suit, et nous reste longtemps. Il est toujours marqué par quelque circons­tance qui nous le rend plus vivant et plus salutaire. Mon Dieu, ce mort, en paraissant devant vous, n'avait-il pas encore devant les yeux le crucifix que je lui ai montré, et dans l'oreille la parole que j'ai fait retentir ? N'avait-il pas l'un et l'autre dans son cœur? Je l'accom­pagne donc pour le défendre à votre tri­bunal. Pensée consolante ! Non pas que je veuille exagérer l'importance de mon rôle ; mais nous pouvons être quelque chose dans la sainte mort d'un chrétien, et Dieu ne laisse rien sans récompense. De plus, la leçon de la fragilité des choses humaines, je viens de l'apprendre à ce trépas, mieux qu'à la suite de longues et profondes réflexions. J'ai touché du doigt le néant d'une prospérité d'homme, il ne m'est pas difficile alors de songer à mon propre néant. De là surgit souvent une résolution importante. Je brise ces liens du cœur qui donnait à la crainte que j'ai de la mort son caractère le plus alarmant ; je simplifie ma vie, pour que rien ne vienne entraver ou compromettre ma dernière heure.

Cependant, si le trépas d'un frère sus­cite en moi un ordre de pensées qui me disposent à ma fin, il ne laisse pas de remuer à nouveau ces impressions de la nature, dont on n'est pas maître. J'ai été témoin de sa lutte suprême, j'en ai sur­pris l'effort désespéré; j'ai touché la sueur froide de son front et j'ai entendu le râle déchirant. Tout cela me reste et me pour­suit. Non, la parfaite école de nos agonies et de nos morts n'est pas là : elle est dans le crucifix, qui me présente aussi un frère expirant et trépassé, et quel frère !

Parce que le crucifix est une image, il ménage admirablement la délicatesse de mes sens. C'est vrai, il porte des plaies et s'efforce de me traduire la sainte an­goisse de jésus-christ ; mais l'effort de ma piété, pour animer la divine effigie, ne va pas jusqu'à réveiller, comme un trépas ordinaire, les impressions qui gla­cent le cœur. Je vois moins la blessure que l'amour qui en découle; moins l'horreur de la mort que la gloire de la Rédemption. Cette destruction me sai­sit, non par les commotions vulgaires de la nature, mais par son côté extraordi­naire et libérateur. Je ne touche pas un crucifix comme je toucherais un cadavre, et cependant en l'un et l'autre c'est la mort.

Comme il est une admirable transition offerte à ma tremblante nature, et con­duisant ma pensée sans violence des jours prospères au cercueil ! Aussi je passerais de longues heures à méditer la mort dans mon crucifix que je n'aurais pas peur. Rien ne trouble le disciple qui vient apprendre là, de son Maître, comment il doit mourir. La croix me montre des souffrances endurées par amour ; elle me rappelle les lois de la justice et de l'expiation, le mal du péché, et le tra­vail auquel il faut se livrer pour l'effacer et le détruire. Elle me prouve que, si la plus grande partie de ma vie s'est dis­sipée dans les vanités, ce qui m'en reste doit être marqué par le courage à subir la dernière peine, qui rachètera le temps perdu. La mort est comme l'acte de con­trition pour toute une existence où l'on a tant évité de mourir. Ainsi que l'hos­tie, le crucifix est un viatique, exerçant son action mystérieuse, même sur le corps.

L'habitude de voir les membres de jésus sur la croix me prête un secours qui peut échapper à mon observation, mais qui n'en est pas moins réel. Ses membres sacrés ont tous l'habitude de la soumission, de l'humilité et de la péni­tence. Ils restent où ils ont été placés, à l'endroit de la croix qui les retient par les clous, et semblent dire, dans leur sainte inertie, la parole de l'agonie : Père, que votre volonté se fasse !

Or, les mains soumises de jésus cru­cifié disposent mes mains à se soumettre, elles aussi, et à accepter d'avance sans se débattre la position qu'elles devront gar­der sur le lit de mort. Ses pieds, dociles à leur humble place, fixent mes pieds et les empêchent de frémir en leur incul­quant la théorie de l'immobilité. Sa tête et son visage, qui traduisent tout son amour de Dieu et des hommes, font pas­ser dans ma tête et sur mon visage quelque chose de cette résignation calme et pieuse qu'on aime à retrouver dans un chrétien mourant. Et surtout la plaie de son cœur fait l'éducation de mon cœur pour la mort. C'est bien dans mon sanc­tuaire intime, et quand la peur le rem­plit, que jésus porte l'onction de son gé­néreux trépas. Telles sont les victoires de la bonté divine, dit saint Augustin, elles atteignent le cœur, et par lui l'homme tout entier.

Quand ma méditation se prolonge sur ce sujet, au pied de la croix, je sens mon corps s'apaiser dans son attachement à la vie, à tel point qu'il semble arranger de lui-même et d'avance tous ses mem­bres pour trépasser. Et pourquoi ne le dirais-je pas? Il lui arrive de se glisser à terre et de prendre sur le sol la position dernière. Il joint les pieds, il croise les mains sur la poitrine, les doigts tenant le crucifix, et il semble attendre un ins­tant l'appel du Maître de la vie et de la mort. Les lèvres et le cœur disent : Mon Père, je remets l'esprit entre vos mains ! Un tel acte n'est pas sans influence ; on se relève calme et résigné.

Qu'on ne dise pas qu'il y ait là une fic­tion uniquement pieuse. La croix com­munique à celui qui, habituellement, la contemple, une grâce presque sacramen­telle. Cette grâce est tirée des entrailles mêmes du mystère offert à nos médita­tions. Elle agit sur tout l'être humain pour le revêtir de force en modérant ses craintes ; par elle, l'âme et le corps savent se faire à la mort. Celle-ci peut devenir pour nous presque belle à force de nous apparaître à travers le crucifix.

Et, du reste, il est impossible, que, dans ces heures de sainte prière, ne des­cendent pas jusqu'à nous quelques pa­roles de l'Évangile, qui, passant par la croix, ont une merveilleuse puissance de consolation et d'apaisement. Je m'in­quiète pour mon dernier jour ; l'Évan­gile et la croix me disent : « Noli timere, n'aie point de peur. » — « Non turbetur cor vestrum, que votre cœur ne se trouble pas. » — « Ego sum, c'est moi. » — « Ego vici mundum, j'ai vaincu le monde » et la mort. — « Je suis avec vous jusqu'à la consommation... » Sous le charme puissant d'un tel langage, on se sent capable de tout affronter.

(A suivre)

Extrait du : LES CRUCIFIX de l’abbé Chaffanjon. (1925) CHAPITRE VIII

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