« Le péché le plus grave du monde d'aujourd'hui, disait Pie XII, c'est d'avoir perdu le sens du péché.» Quoi d'étonnant? Le péché est un mystère de l'homme, mais un mystère qui touche au mystère de Dieu. Et le monde d'aujourd'hui n'a-t-il pas perdu le sens de Dieu ?
En dehors de ceux-là même qui vivent délibérément ou inconsciemment « par-delà le bien et le mal », que d'appréciations insuffisantes sur le péché!
Il y a ceux qui disent : « On doit évidemment s'interdire certains actes, ceux qui auraient des conséquences fâcheuses, ceux qui déshonorent une famille ou qui ébrèchent sérieusement une fortune... Mais le reste, ce que vous appelez, par exemple, un mauvais désir ou une satisfaction coupable, quelle importance cela peut-il avoir ? »
A côté de cette appréciation strictement matérialiste, qui mesure la gravité d'une faute à ses conséquences fâcheuses sur le plan humain et pour l'individu, il y a une appréciation d'ordre sociologique, considérant comme faute réelle cela et cela seulement qui fait vraiment tort au prochain. Mais le reste, ce qui ne fait de mal à personne...
Il y a encore une appréciation purement légaliste du péché, qui voit, en lui, la violation d'une loi, l'infraction à un commandement porté par une autorité suprême et qui d'ailleurs a un écho au plus intime de nous-mêmes : « Le ciel étoile au-dessus de nos têtes et la loi morale au-dedans de nous. »
Mais toutes ces appréciations, y compris la dernière, qui est la plus noble, demeurent encore en deçà du christianisme, n'ont pas saisi en sa profondeur l'idée chrétienne sur le péché.
Nous serions assez portés à considérer le péché comme un vol, mais un vol insignifiant, commis au préjudice d'un milliardaire. On comprend que la pauvresse de l'Évangile, ne possédant que dix drachmes, ressente vivement la perte d'une drachme ; on comprend que pour un berger menant un troupeau de cent moutons, la perte d'un mouton soit appréciable. Mais quel préjudice réel pourrait bien subir Dieu l’infiniment riche ?
Et le péché apparaît encore comme une désobéissance au Législateur et la transgression d'une loi. Mais quand je transgresse le code de la route ou un règlement municipal, je ne cause pas une peine réelle à leurs auteurs ; et quand je viole, même délibérément, une loi de l'État, les parlementaires qui l'ont votée n'en ressentent pas un coup au cœur, Or, la foi, tout comme la raison, m'affirme que Dieu est impassible et que mon péché ne l'atteint pas en lui-même. Son bonheur est inattaquable.
Mais le péché n'est pas dans l'ordre des contraventions aux lois ou règlements, ni dans l'ordre des préjudices matériels, ni dans l’ordre de la simple atteinte à l'honneur. Il est dans l'ordre de l'amour et du refus d'aimer : il est un outrage à l'amour de Dieu ; pour le comprendre, il faudrait comprendre la charité divine elle-même, le cœur de Dieu.
O cœur insondable de mon Dieu, avec son amour incompréhensible pour l'homme ! L'Être qui existe avec une telle intensité que tout le reste, par comparaison, n'est que néant, s'intéresse prodigieusement à ce néant qu'est l'homme; et toute la Bible est le récit des rapports entre Dieu et l'homme, c'est-à-dire des efforts de Dieu pour se faire aimer de cet être infime qu'il assiège de son amour. Pour rencontrer Adam, « il se promenait dans le jardin à la brise du soir ». Avec les patriarches, ses amis, il entretient un dialogue familier. Ses délices sont de fréquenter les enfants des hommes. Il se choisit un peuple qu'il aime d'une dilection spéciale. Et pour nous faire comprendre un peu cet amour qui pour nos cœurs étroits est une énigme, il ne craint pas d'évoquer, chez les prophètes, l'image de l'amour conjugal, avec son impétuosité, sa tendresse passionnée, sa jalousie. Or, cet épithalame de Dieu et de son peuple symbolise le poème de l'amour divin pour chacune des âmes humaines. Dieu a besoin de rendre l'homme heureux, lui qui n'a besoin de rien et à qui personne ne manque. Il fait tout pour le sauver : « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Unique » (Jn, 3, 16).
Et ce Fils de Dieu devenu homme, roi de l'humanité, se met au service de l'homme; il subordonne tout, il sacrifie tout à ce salut ardemment désiré. Les, aspirations brûlantes de saint Augustin vers Dieu : « Oh! Aimer, aller, mourir à moi-même, parvenir jusqu'à toi ! » Ne sont-elles pas les aspirations du Dieu fait homme adressées à l'homme ? Ne dirait-on pas que l'homme est devenu le Dieu de Dieu lui-même?
C'est dans ce contexte et cette ambiance qu'il faut comprendre le péché humain : il est vis-à-vis de Dieu l'infidélité, la trahison, l'adultère.
Hélas! Nous ne comprenons pas l'amour de Dieu pour l'homme, nous y croyons à peine. Comment, dès lors, prendre au sérieux le péché? « Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur... » S'entend dire Pascal dans le Mystère de Jésus. Nous ne risquons pas de perdre cœur.
Un seul homme a compris pleinement le péché des hommes, un seul homme l'a pris pleinement au sérieux, un seul a été pénitent dans toute la force du terme. Et c'est l'Homme Dieu, celui qui n'étant pas pécheur s'est mis du côté des pécheurs et, comme le dit saint Paul, « a été fait péché pour nous ». Le drame profond du Christ, le drame de sa vie et de sa mort, c'est que le désordre essentiel du péché, l'outrage à l'amour ait été ressenti au paroxysme par son cœur humain : c'est l'explication de Gethsémani et c'est l'essentiel de la Passion.
Il n'y a pas à raisonner, il suffit de regarder le Christ agonisant, le Christ écrasé et sanglant en l'absence de tout bourreau et de tout instrument de torture. Soyons persuadés que les supplices infligés par les hommes ne sont que jeux d'enfants, comparés à ce tourment d'un cœur infiniment pur, mais qui porte le péché du monde, lorsqu'il est mis en présence de l'amour de Dieu outragé.
C'est avec ce feu intolérable au cœur, c'est assoiffé de réparation à la Justice, à la Sainteté, à l'Amour que Jésus monte au Calvaire. C'est pour expier notre légèreté et notre insouciance de « joyeux pécheurs » qu'il souffre la torture suprême et qu'il pousse le grand cri du psalmiste : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? » (Mt., 27, 46).
Extrait de : PLUS PRÈS DE DIEU, du Père Gaston Salet S. J.
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