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Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il perd son âme

16 avril 2012 1 16 /04 /avril /2012 03:29

     Un conseil difficile à donner, est peut-être plus difficile à accepter et à pratiquer.  Oui, bien difficile; c’est pourquoi ne l'adressons-nous qu'aux âmes d'élite. Il va faire hausser les épaules à bon nom­bre de lecteurs qui n'en comprendront ni ce qu'il a de spirituel, ni ce qu'il a de beau.

Il va faire malicieusement sortir de quel­ques lèvres pincées cette parole presque méchante à l'adresse de celui qui écrit : II parle pour lui.

     Ce conseil est cependant d'un philosophe, assez longtemps à la mode parmi le monde des  lettres, et qui, dit-il humblement, ne fait que le reproduire d'après les vieux sages.  Son nom  est Gustave Droz.

     Le voici dans toute sa crudité :

Veux-tu vivre en paix et heureux ?  Sois un peu bête.

Ne réagissez pas trop vite. Écoutez :

     Être un peu bête, c'est tout d'abord savoir qu'on l'est, affaire de gros bon sens au simple point de vue humain, et chose rare c'est-à-dire comprendre qu'on n'a pas cette sura­bondance d'idées qui sait tout, cette pénétra­tion d'esprit qui décide de tout... mais qu'on a besoin de douter, de demander, de réfléchir.

     Être un peu bête, c'est laisser briller et se pavaner les gens d'esprit qui parlent, parlent, dominent tout, c'est comprendre ce qu'il y a en eux de nullité, de non-sens; en souriant malicieusement et se répéter mentalement: sont-ils creux !

     Être un peu bête, c'est dans un groupe de gens gonflés d'esprit et luttant à qui répétera avec plus d'emphase ce moi qui arrondit si bien les lèvres, regarder tout ce monde avec un air finement béat d'admiration et suppor­ter sans avoir l'air de comprendre, le sourire dédaigneux qu'ils laissent tomber sur vous, parce qu'ils ne vous croient pas à leur niveau, et se répéter mentalement : sont-ils bêtes !

     Être un peu bête, c'est passer pour un bon enfant devant qui on peut tout dire sans se gêner, parce qu'il ne comprend pas les demi - mots, les demi - médisances, les demi - malices, les demi - calomnies.

     Oui, oui, parlez, langues venimeuses; celui de qui vous dites : il est un peu bête, com­plète vos demi - mots en disant mentalement de vous : sont-ils affreusement méchants !

     Il n'est pas de ceux dont Chamfort, disait : il n'est pas assez intelligent pour être un peu bête.  Intelligent, il l'est assez pour comprendre votre nullité, votre sottise, votre méchanceté, votre dureté de cœur !

     Il est de ceux dont un spirituel philosophe disait : II ne fait pas la bête, il ne le pour­rait pas; mais il fait le bête, et certes ce n'est pas la même chose. Il voit, il connaît, apprécie le mal comme vous, mais son esprit délicat et bon le pousse instinctivement vers le bien. Il ne vous méprise pas, vous n'en valez pas la peine ; il vous prend en pitié.

     Si j'étais fée, dit l'auteur de l’art d'être heureux, et que, pour doter mon filleul, j'eusse à choisir entre l'esprit et la bêtise, je dirais sans hésiter :

Qu'il soit bête; pas trop si c'est possible, mais assez pour s'épargner une suite incal­culable de chagrins, de déceptions et souvent de remords.

     Tenons ce piège de bêtise, écrivait Montai­gne ; à celui qui l'aura apprise, elle donnera sûrement plus de calme et de bonheur que ne saurait le faire l'esprit.

     Malheureusement, ajoute Droz, n'est pas bête qui veut. L'étude ne suffit pas, il faut la vocation ; et établirait-on ce piège de bêtise gratuite et obligatoire, on ne parvien­drait pas à bêtifier tout le monde sans excep­tion  et toujours, il y aurait à la queue de la classe, hélas! Quelque pauvre diable d'esprit absolument rebelle.

    Vous croyez que je plaisante, dit-il encore; eh  bien, non ; vous vous trompez. Quand je vois ce que les hommes font de leur intelli­gence en politique, en littérature, en con­duite, quand je vois combien de souffrances secrètes, combien d'inquiétudes et d'agita­tions stériles, cause d'ordinaire le trop d'esprit, cet esprit qui cherche en tout et partout à briller, à parader, à éclipser, à dominer, à attirer tout à lui... en vérité, la bêtise m'apparaît comme un baume.

    L'homme qui a trop d'esprit, qui le sait trop, qui le montre trop, n'est pas l'homme qui dirige, qui redresse, qui fortifie, qui fait du bien.

Il éblouit plus qu'il n'éclaire.

Il humilie et irrite plus qu'il ne corrige.

Il lasse plus qu'il n'intéresse.

Il repousse plus qu'il n'attire.

   Un peu de cette bêtise dont nous parlons et qu'accepte si volontiers l'homme de cœur, ôte à l'esprit les rayons qui brûlent et leur laisse seulement la chaleur qui réjouit et la lumière qui guide.

   Un peu de cette bêtise repose l'esprit et lui ôte ces désirs d'ambition qui sont comme des visiteurs importuns, troublant son repos, le rend content de ce qu'il possède, et lui apprend à en jouir et l'entoure de cette douce jouissance que ressent celui qui, près du feu, l'hiver, entend la brise froide souf­fler au dehors, et se dit : je suis bien !

   Un peu de cette bêtise, à un point de vue plus élevé, permet à celui qui la possède d'être utile autour de lui; ses conseils n'hu­milient pas, sa parole pénètre dans les âmes comme la rosée dans la fleur sans qu'elle s'en aperçoive, et — même devant Dieu — elle peut prendre le nom de cette vertu si appréciée au ciel :    L'humilité.

 

                Extrait de : La paillette d’or. (1904) Page 58.

 

 

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