LE SACRIFICE ET L'IRE (LE COURROUX)
Deux anges ont passé dans le ciel. Pareils aux éclairs qui déchirent la nue et semblent vouloir la mettre en pièces, ils allaient, portant la foudre. Annonciateurs de tempêtes, exterminateurs terribles qui marchez au rythme de cette Victoire-Volonté, qui êtes-vous ?
L'un m'a dit, j'aurais pu le dire moi-même à voir ses yeux tour à tour étincelants et sombres, suivant les rafales alternées de la joie et de la souffrance — : Je suis le Sacrifice.
. Et l'autre, dont le vêtement rutilait comme la flamme épanouie d'une torche : Je suis le Courroux, l'Ire du Seigneur.
O Sacrifice ! Pour ton élan que l'obstacle avive, pour ton ardeur que la croix aimante, ô Sacrifice ! je tremble à ton aspect et je t'admire et je t'envie.
Mais toi, ô Courroux, je t'aime ! N'es-tu pas, divin vendangeur ivre de justice et de sainteté, le frère jumeau de ma Furie ?
N'incarnes-tu pas cette puissance de l'Irascible chargée avec le Sacrifice d'abattre les entraves de la Volonté ? Et calme en sa fureur le terrible Justicier répondait :
- J'ai regardé autour de moi, personne pour m'aider !
- J'ai cherché un allié, il n'y en avait point !
- C'est la force de mon bras qui a été ma Victoire !
« C'est ma colère elle-même qui m'a prêté main-forte ! »
(ISAÏE, 63.)
« Plus vite ! » criait la Volonté, là, vers la lumière. Ouvrez la voie, faites le libre espace... A tire d'aile vers l'Infini !
...Elle dominait ces deux fils de la foudre avec la douceur magnétique d'une charmeuse, puisant dans la force même qu'elle infusait et sa tranquillité et la liberté de son essor.
De ses bras étendus, elle les enflammait et les contenait tour à tour. Ils frémissaient, vibraient, palpitaient et l'on sentait tout ce que coûtait l'envol de cette Victoire.
On perdait de vue la mer symbolique où Raphaël la voyait glisser pour évoquer je ne sais quelle forêt titanique où travaillaient le glaive et la torche. Comme aux prises avec une flore une faune de férocité inconnue, ces défricheurs célestes défendaient leur reine contre la ruée meurtrière.
Et Ils s'en allaient les deux anges, à tire d'aile vers l'infini, cherchant à travers l'espace où mettre le fer et le feu, dans les lianes pour trancher, dans les ronces pour consumer.
Alors mon Guide parla en réponse à la question que je n'osais formuler, tant elle me poignait d'épouvante jusqu'en la moelle de mes os :
— Oui, péchés du monde, épaisse forêt, lourde d'arômes vénéneux et noire d'ombre meurtrière, où, dans les bourbiers, grouillent des monstres ! Voilà ce que l'homme a fait du premier, Eden et qu'il faut détruire.
Le péché originel a suscité la germination des désirs désordonnés et depuis, comme dans l'humus des forêts vierges, les mauvaises semences ont tiré de la pourriture végétale un surcroît de sève et de fécondité. Les éclosions se sont multipliées et peu à peu s’est dressée, cette brousse monstrueuse pleine de sortilèges et de guet-apens.
L'appel de la beauté résonne encore mais assourdi et lointain comme le chant du cor. La volonté cherche à s'élancer, mais comment s'arracher à cette jungle sans ces deux défricheurs ? Qu'ils brisent l'orgueil des futaies, qu'ils débusquent et chassent devant, eux tout ce qui rampe, rôde et gronde autour de l'Amour...
Plus vous dévore cet amour de la vie, plus implacable doit être la mortification.
Ne craignez pas : elle ne ravage que la mort. Elle ne mutile pas votre être, elle le guérit et l'assainit.
— Au prix de quelle souffrance, Raphaël !...
-- Cette souffrance est une largesse divine, c'est le pont de miséricorde sur l'abîme de la malédiction pour réconcilier le fini avec l’infini.
— Je le sais, ô Mon Guide. Nul ne devait moins désirer la chute originelle que le Sacrificateur de son propre Fils, mais pourquoi permettre une faute qui entraînait tant de malheurs ?
- Pour vous relever plus grands qu'Il ne vous avait créés.
- O douloureuse résurrection !
- O grandeur de l'offense, puisque tous les supplices des hommes depuis le commencement des temps jusqu'à la fin des siècles ne pouvaient suffire à votre rançon et qu'il fallut, à la stupeur émerveillée des anges, laver la terre avec le sang d'un Dieu.
Les peuples antiques n'avaient-ils pas l'obscur sentiment de ce crime ? Ne vois-tu pas dans cette sourde attente de quatre mille ans un mystérieux tourment de rédemption ?... Quel gouffre de malédiction Decius cherche-t-il à combler ? Pourquoi faut-il que e couteau s'appesantisse sur le cou blanc des vierges, que le visage des enfants se crispe d'horreur devant l'insatiable Moloch ?
Pourquoi réaliser avant le temps la prophétique parole : Sine tan guinis efiusione non fit remissio ? Pourquoi ce ruissellement de sang sur tous les autels des faux dieux ? Que veulent donc apaiser ces victimes imparfaites ? Ne dirait-on pas qu'elles cherchent à gravir la montagne du calvaire sans pouvoir en atteindre le sommet ?
- Et pourtant, Raphaël, je ne trouve nul vestige de ces sacrifices chez les païens modernes. Ils n'ont même plus le sens de l'expiation. Cette réparation que les plus déchus ont demandée au sang des boucs et que les protestants rejettent au moins sur l'auguste Victime, ces païens n'en ont même plus l'intelligence !
- Aussi, regarde leur monde... En dehors d'une milice seule vivante au milieu des morts, tu ne verras que ravages. L'égoïsme décompose les âmes, les familles, les sociétés et dresse nation contre nation. La Foi seule était une reine assez puissante pour imposer aux hommes l'indispensable antidote du renoncement, ce nerf de toute vie morale et sociale. Et la foi disparaît de la terre... non, elle s'est ramassée dans une phalange héroïque où bat le cœur du monde et qui va partout criant : « Pénitence, Pénitence, vous périssez, maison d'Israël ! »
Idées de l'autre monde ! s'écrient les mauvais génies... retournez à la terre. Il n'y a plus d'arbre du bien et du mal. Vous n'aurez de paradis que dans cette Jungle. Tout est vôtre...
Extrait de : Les sept colonnes de l’Héroïsme, Jacques d’ARNOUX. Editions D. F. T.
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26 décembre 2021