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Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il perd son âme

26 février 2017 7 26 /02 /février /2017 09:27

LA CHAUMIÈRE DE HAUT-CASTEL…  (6-20)

le méchant philippe.     Chapitre  VI.

Dans les nouvelles dispositions où l'avait fait entrer le récit des malheurs de sa famille, Jean-Baptiste avait promis sans peine à sa mure et à l'abbé Durer de se rendre au château dès qu'on l'exigerait de lui. Au jour fixé, il s'était mis en route sans trop de répugnance, mais à mi-chemin, repris d'un accès de sauvage timidité, il avait senti son courage défaillir. Après y avoir rêvé quelques instants, le dire à l'abbé lui parut difficile, et la parole expirant toujours sur ses lèvres, il jugea plus court, pour sortir d'embarras, de s'enfuir dans les bois de Rosenval. Il courut de toutes ses forces, et ne s'arrêta que lorsqu'il se crut bien sûr de ne pouvoir entendre la voix de l'abbé, si celui-ci le rappelait. Il craignait l'effet de cette voix sur son cœur meilleur que sa tête, et, pour y échapper, il avait franchi presque un quart de lieue avant que l'abbé, assis paisiblement sur le bord du chemin pour ['attendre, se doutât de son équipée. Quand il eut repris haleine, il se sentit joyeux d'être délivré de la terrible appréhension de sa visite au château. Mais un peu de réflexion modéra singulièrement sa joie, et il ne pensa pas sans trouble et sans honte à ce qu'il avait fait 1! erra longtemps dans les bois, fort en peine de paraître chez sa mère où il craignait de rencontrer l'abbé Durer. Pressé par la faim, force 1 n fut cependant de rentrer au logis. Louise, qui avait conçu les plus belles espérances de la longue absence de son fils, fut cruellement déçue quand elle lui entendit raconter la nouvelle faute dont il s'était rendu coupable. Elle n'eut pas la force de lui faire aucun reproche, les larmes la suffoquèrent. Jean-Baptiste fut plus touché de sa douleur qu'il ne l'eût été des plus sévères réprimandes. Il eut horreur de lui-même, et, à genoux devant sa mère, mêlant ses larmes à celles qu'elle répandait, il lui promit de ne plus lui donner à l'avenir aucun sujet de chagrin, et la supplia de ne point se réduire au désespoir, en lui refusant un pardon dont il s'efforcerait de se rendre digne. Le pardon fut accordé à son repentir, et il avait déjà repris toute sa sérénité, quand parut l'abbé Durer. A la vue du digne prêtre, Jean-Baptiste voulut s'enfuir encore, mais sa mère le retint, et l'abbé lui reprocha ses torts avec douceur et autorité. Jean-Baptiste assura que ses plaintes seraient les dernières qu'on ferait entendre de lui, et gagna l'abbé, comme il avait gagné sa mère. Il fut décidé que, vers la fin de la semaine, on reprendrait la route du château. Louise respira plus librement quand elle sut que la faute de son fils était réparable; toutes ses espérances se ranimèrent, et, dans sa prière du soir, elle ne manqua pas de remercier Dieu d'avoir fait mademoiselle de Saint-Valéry si parfaitement bonne et indulgente.

Le lendemain, de bonne heure, Louise dut partir avec l'abbé Durer, son conseil en toutes choses, pour la commune qu'elle avait habitée jadis, et où l'appelait une affaire difficile qu'Antony avait léguée à sa malheureuse veuve. Louise ne manqua pas de recommander à son père la plus grande vigilance à l'endroit de Jean-Baptiste, et à celui-ci la plus entière soumission aux volontés de son aïeul. Tous deux s'engagèrent formellement envers elle, bien disposés à tenir leur promesse, l'un, malgré sa faiblesse pour son petit-fils, l'autre malgré le peu d'habitude qu'il avait de la soumission envers son grand-père. S'il est vrai de dire que depuis la révélation que lui avait faite l'abbé Durer, Jean-Baptiste employait beaucoup mieux son temps, il est également vrai qu'il se montrait aussi indocile et insoumis que par le passé, et continuait à ne suivre en toutes choses que sa propre volonté. Néanmoins, la journée qui suivit le départ de Louise se passa d'une manière satisfaisante. Jean-Baptiste avait encore présentes à l'esprit les recommandations de sa mère; son grand-père n'eut qu'à se louer de sa conduite. Le lendemain, le souvenir des sages avis qu'il avait reçus s'était déjà bien affaibli dans son esprit, et quand vint l'heure de la récréation, il prit sa course vers les bois de Rosenval sans songer à prévenir son grand-père, moins encore à lui en deman­der la permission. Il était déjà bien loin, quand il se rappela cette infraction aux promesses qu'il avait faites à sa mère : il fut tenté de retourner à la maison, mais le charme qu'exerçaient sur lui ces bois qu'il aimait tant à parcourir d'une course aventureuse, paralysa ce bon mouvement. Il s'efforça de tranquilliser sa conscience, en se disant qu'il aurait soin d'être de retour, avant que son grand-père en eût le temps de concevoir aucune inquiétude. Il bondissait ça et là comme un jeune faon, quand il se trouva tout à coup en face d'un petit garçon qui pleurait amèrement, parce que Philippe, le fils aîné du jardinier de Rosenval, s'était emparé d'un oiseau qu'il avait, et plutôt que de le lui rendre, l'avait méchamment étouffé. Le pauvre enfant, qui se nommait Adrien, ne pouvait retenir sa douleur à la vue de son oiseau étendu sans mouvement sur le gazon.

— Il a eu le cœur de faire ça ! s'écria Jean-Baptiste indigné, après avoir entendu le récit d'Adrien; le méchant Philippe, si je le ren­contre, il me le paiera !

— Hi ! Hi ! Hi ! Reprit le petit garçon, en pleurant de plus belle, mon oiseau ! Mon pauvre oiseau ! C'est moi qui l'avais élevé ! Je lui donnais la pâtée tous les jours !

— Attends, lui dit Jean-Baptiste, je vais t'en donner deux ou trois à la place de celui-ci; tu n'auras qu'à les élever de même.

Et il grimpa lentement à un arbre au haut duquel il avait aperçu un nid. Le petit garçon le suivait du regard avec un vil intérêt.

— Je le tiens ! s'écria Jean-Baptiste.

— Et moi aussi, je te tiens, dénicheur de nids, dit au même instant une voix qui fit pâlir Adrien; nous avons un compte à régler ensemble.

Jean-Baptiste regarde en bas, et reconnaît Philippe, le fils du jar­dinier, et le frère de l'enfant qu'il a renversé le jour de sa course rapide chez l'abbé Durer.

— Et d’abord, reprend Philippe, ces oiseaux, je les prends; ils iront tenir compagnie à celui qui est là par terre.

— Au moins, ne sera-ce pas de ma main que tu les recevras, répondit Jean-Baptiste avec assez de tranquillité, et en replaçant le nid. Je serais bien fâché de dénicher des oiseaux pour un méchant comme toi.

— Ah! Tu me traites de méchant ! dit Philippe en retroussant les manches de sa chemise. Eh bien! Je t'attends; descends, si tu l'oses, et nous allons voir.

— Si je l'ose ! répète Jean-Baptiste, et pourquoi donc ne l'oserais-je pas ? Il descend aussitôt, et une fois à terre, dit à Philippe :

— Me voici! Qu'est-ce que tu me veux ?

— Ce que je te veux ? répondit Philippe; tiens! Le voilà ce que je  veux!

Et il lui assène un coup de poing sur la tête. Jean-Baptiste, sans se laisser intimider par la taille de son ennemi, lequel est de deux ans plus âgé que lui, riposte vigoureusement, et je ne sais trop quelle eût été l'issue de la lutte pour Philippe qui rendait déjà du sang en abon­dance par le nez, si un garde forestier, en tournée dans cette partie du bois, ne fût survenu pour séparer les deux furieux.

— Qu'on me suive! dit le garde.

— Il m'a battu ! dit Philippe en pleurant; c'est lui qui m'a provoqué !

— Ce n'est pas vrai ! s'écrie Jean-Baptiste.

— C'est bien ! dit le garde; nous éclaircirons ça tout à l'heure. Tout fut promptement éclairci. Conduit dans une salle basse du château où l'on déposait provisoirement ceux qui commettaient quel­que délit dans les terres de Rosenval, Jean-Baptiste y avait été reconnu coupable au premier chef par le père de Philippe et le baron d'Orbeuil. Il avait en vain tenté de se justifier; il n'avait pu faire entendre une parole sans qu'on lui signifiât aussitôt l'ordre do se taire, et il avait été condamné par le baron à passer vingt-quatre heures dans le lieu où il se trouvait pour expier sa faute.

Exaspéré par cet arrêt qu'il trouvait injuste, Jean-Baptiste, demeuré seul, fit retentir dans sa prison les plus énergiques plaintes. Puis, quand il pensa à l'inquiétude où son grand-père ne pouvait tarder à être sur son compte, à ses emportements succéda un accès de douleur qui eût fait compassion à monsieur d'Orbeuil lui-même, s'il en eût été témoin. Une pensée du ciel vint calmer son désespoir, il s'agenouilla, et se mit à prier avec ferveur la divine Mère du pauvre et de l'affligé :

0 Marie, ô ma mère, s'écria-t-il, protectrice de mon enfance, venez à mon aide ! Délivrez-moi des mains qui me retiennent ici, ou si je dois y passer le temps qu'ils ont dit, envoyez-moi le courage et la patience.

Quand il se releva, s'il était bien triste encore, du moins il était résigné. Il avait recouvré assez de liberté d'esprit pour examiner sa prison. Quatre beaux murs peints d'un beau jaune en frappant ses regards réveillèrent son goût pour le dessin. Il ramassa un charbon qu'il aperçut dans les cendres de la cheminée, et fit courir sur le mur sa main avec tant d'application, que la chambre fut bientôt décorée de fresques qui n'eussent peut-être pas été tout à-fait du goût de monsieur Blémont, l'intendant. Il était encore dans le premier feu de son entre­prise, quand la porte s'ouvrant brusquement, il vit reparaître le baron d'Orbeuil qui lui ordonna de le suivre. Mais avant qu'il eût le temps d'obéir à cet ordre, le baron, qui avait aperçu les dessins tracés sur la muraille, s'était approché pour les examiner. L'enfant avait cherché tout naturellement à esquisser les lieux où il vivait libre et heureux; d'un côté, l'on voyait les ruines du vieux château; de l'autre, l'humble maisonnette de Joseph Oranger :

— Ah! Ce sont là tes distractions! Lui dit monsieur d'Orbeuil sin­gulièrement radouci ; sois sage, et j'aurai soin de toi ! Mais en atten­dant, viens rendre compte de ta conduite.

Jean-Baptiste le suivit à travers de longs corridors, traversa toute une aile du château, et arriva enfin avec son guide à la porte du salon où nous avons déjà vu les habitants du château rassemblés. Avant, d'y pénétrer avec lui, sachons ce qui s'était passé depuis son emprisonne­ment. Comme il l'avait pensé, son grand-père, après l'avoir vainement Attendu, éprouva la plus vive inquiétude.

— Hélas! se disait le vieillard avec douleur, Louise devra-t-elle encore me demander où est son fils, sans que je puisse lui répondre ? Malheureux que je suis, je ne sais rien prévoir, rien empêcher!

Et le pauvre vieillard, dont chaque instant qui s'écoulait augmentait la peine, continuait à s'accuser lui-même, sans qu'une plainte sur la conduite de son petit-fils s'échappât de ses lèvres. Quand l'heure du goûter se fut passée saris ramener cet enfant prodigue, il n'y tint plus, et, bien que ses voisins fussent encore aux champs, ce qui l'empêchait de trouver un guide, il partit, se promettant de ne point revenir qu'il n'eût des nouvelles de son petit-fils.

— Où allez-vous donc, père Oranger ? Lui demanda quelqu'un qu'il rencontra sur son chemin, Il répondit à cette question par une autre :

— N'avez-vous pas vu mon petit-fils?

La réponse fut négative et accompagnée de paroles peu flatteuses pour ce mauvais sujet de Jean-Baptiste, qui ne manquerait pas de reparaître quand il aurait suffisamment inquiété son grand-père.

Joseph Oranger n'entendait jamais sans impatience ce qu'on pouvait dire contre son petit-fils; il se promit de ne plus interroger personne. Arrivé aux deux tiers de la route qui menait à Ville-Dieu, et non sans avoir fait retentir les bois de Rosenval du nom de Jean-Baptiste, une jeune enfant qui parut sur la lisière du bois, lui dit :

— Ah! C'est vous, père Oranger! Vous cherchez Jean-Baptiste ?

— Oui, répondit vivement le vieillard, est-ce que tu l'as vu ?

— Non, mais j'ai rencontré tout à l'heure Adrien Séret, qui m'a donné de ses nouvelles.

— Eh bien ! Où est-il?

— Où il est ? Ah ! Bien, allez, il est en sûreté.

— Comment, en sûreté ?

— Oui! Adrien m'a dit qu'il s'était battu avec le fils du jardinier de Rosenval, et qu'un garde l'avait conduit en prison. Le bon vieillard, tout étourdi de cette nouvelle, s'assit un moment sur le revers de la route, pour se remettre de son émotion.

— Je vais au château, se dit-il; je connais Jean-Baptiste, tous les torts ne doivent pas être de son côté.

Il pria l'enfant de lui donner la main, et il reprit sa route avec lui. Arrivé au château, il demanda à parler à mademoiselle de Saint-Valéry; le concierge dit que mademoiselle, absente depuis deux jours pour des affaires, n'était pas encore de retour, mais qu'elle était attendue d'heure en heure. Sur cette réponse, il alla s'asseoir sur une pierre en dehors de la principale porte d'entrée. Après deux heures d'attente, il croit distinguer le bruit rapide et léger d'une voiture de maître. Son cœur bat avec violence, il se recommande à Dieu, et quand il entend rouler sur ses gonds la grille d'entrée pour livrer passage à la voiture qui n'est plus qu'à une courte distance, il se précipite sur la route, en criant de toutes ses forces :

— Grâce! Mademoiselle, grâce pour mon petit-fils!

Le cocher eut à peine le temps de retenir les chevaux qui, lancés au galop, menaçaient d'écraser le vieillard. Un laquais saute à terre, et repousse le pauvre Joseph, qui ne cesse d'implorer Valentine, en éten-

dant ses mains vers la voiture. Elle entend ses cris, et veut en savoir la cause, mais les chevaux reprennent leur course avant qu'elle ait pu dire un mot. Elle aperçoit le vieillard et lui fait des signes inutiles de suivre la voiture qui va entrer dans la cour du château. Il n'a pu voir ces signes, mais de son propre mouvement, il suit la voiture, et quand après avoir posé le pied sur le perron, Valentine se retourne pour le chercher du regard, elle le voit à la grille d'entrée, se débattant aux mains du concierge et du jardinier qui veulent l'empêcher de pénétrer dans la cour. Quand le jardinier s'aperçut que Valentine était atten­tive à ce qui se passait, il s'avança vers elle, et s'efforça de la persuader, comme il l'avait fait au concierge, que ce vieux paysan à moitié fou ne méritait pas l'honneur qu'il sollicitait :

— N'importe! Je veux l'entendre, dit Valentine qui avait senti croître encore sa compassion, en reconnaissant qu'il était aveugle.

— Que mademoiselle me permette au moins, dit le jardinier avec une mauvaise humeur assez marquée, d'assister à l'entretien que va avoir avec elle ce vieux fou; car il ne manquera pas, je suis sûr, d'accuser mon fils !

— Votre fils! Pourquoi accuserait-il votre fils ?

— J'aurai l'honneur d'expliquer cela à mademoiselle, si mademoiselle y consent.

— Bien! répondit Valentine; suivez-moi tous les deux !

Et sans prendre le temps de quitter ses habits de voyage, elle  se rendit au salon pour ouïr les deux parties. Mais le bon vieillard se contenta de demander son petit-fils, et il le fit en des termes si simples et si touchants, que chacune des personnes présentes en fut émue. Le baron, bien qu'il s'agît de Jean-Baptiste, se montra tout honteux, après le plaidoyer du grand-père, d'avoir voulu condamner à l'emprisonnement un petit-fils ainsi défendu. Le jardinier prit à son tour la parole ; il peignit la conduite de Jean-Baptiste sous les plus noires couleurs et offrit, ce qui fut accepté, de faire monter ses deux fils, victimes tour à tour de la fougue de cet endiablé. Le baron soutint le jardinier, bien entendu; il le fit, non point seulement par un effet de ses préventions contre Jean-Baptiste, mais aussi pour justifier la mesure qu'il avait prise contre la liberté de l'enfant. Joseph pleurait en silence, pendant la longue accusation portée contre son petit-fils.

— Jean-Baptiste me paraît bien coupable, se crut forcée de dire Valentine.

— On a trompé monsieur le baron sur son compte ! s'écria Joseph.

— Nous attendrons sa justification, dit Valentine.

C'est alors que le baron se rendit à la prison de l'enfant, et nous avons vu comme il s'y était soudainement adouci, et pris pour Jean-Baptiste d'un commencement d'affection. Quand celui-ci, conduit par le baron, entra dans le salon, les deux fils du jardinier s'y trouvaient déjà. Il fut reçu avec un visage sévère par Valentine, qui ne doutait presque pas qu'il ne fût aussi coupable qu'on l'en accusait; l'intérêt qu'elle lui avait porté jusqu'alors, et qu'il avait fait naître par une heu­reuse parole, était extrêmement affaibli; si elle n'avait point fait con­naître encore la triste opinion qu'elle en avait prise, c'était par égard pour ce vieillard infirme qui s'était posé en suppliant devant elle. Jean-Baptiste, à la vue de son grand-père, oublia toutes les personnes présentes, et, courant à lui, il s'écria, en lui prenant les mains :

— J'ai bien pensé, grand-père, que vous seriez inquiet, et j'en ai eu beaucoup de chagrin. Il n'y a pas de ma faute, allez, dans tout ce qui s'est passé.

— N'est-ce pas ? dit le vieillard, en l'embrassant à diverses reprises; et pourtant, on t'accuse, et devant mademoiselle, encore.

— On m'accuse !

Et les regards de Jean-Baptiste s'arrêtèrent doux et tristes sur Valentine.

— Oui, Jean-Baptiste, dit Valentine, touché de ce regard comme de l'accueil que l'enfant avait fait à son grand-père ; on vous accuse, défendez-vous.

Le jardinier, faisant avancer son plus jeune fils, lui dit :

— Commence, toi, par raconter à mademoiselle ce qui t'est arrivé avec ce vaurien.

Valentine engagea le jardinier à mettre plus de modération dans ses paroles.

— Dame ! dit l'enfant, que son père pressa encore une fois de parler ; en courant, Jean-Baptiste m'a renversé, donc je me suis fait en tom­bant une grosse bosse au front qui me faisait joliment mal. Quand Jean-Baptiste est revenu de chez monsieur le curé, je me suis mis à pleurer, parce que je me souvenais encore du mal que je m'étais fait, et lui, pour me consoler, il m'a dit comme ça : « Tiens ! Prends cette toupie, » et il m'a donné la belle toupie que je m'amusais bien avec, avant que Philippe ne me l'ait prise.

— Pourquoi lui as-tu pris cette toupie ! S'échappa à dire Jean-Baptiste en s'adressant à Philippe. Puis se rappelant les lieux où il était, il rougit et baissa la tête.

— Comment! Tu lui as donné ta belle toupie, lui dit son grand-père, cette toupie que ta mère t'a rapportée du marché, et qui t'amusait tant ?

— C'était pour le consoler, grand-père, du mal involontaire que je lui avais fait, répondit Jean-Baptiste à demi-voix; d'ailleurs, j'avais formé le dessein de ne plus jouer à la toupie.

On se regardait étonné et attendri ; l'opinion devenait singulière­ment favorable à Jean-Baptiste ; le mal qu'il avait fait avait été involontaire, une pure étourderie, et la réparation en paraissait char­mante ; elle faisait un contraste frappant avec la méchante action de Philippe, ravissant à son jeune frère le jouet qui lui avait été si généreusement donné. Ce fut au tour de Philippe de se porter en accusateur contre Jean-Baptiste, et il ne s'y épargna pas. Jean-Baptiste nia d'avoir commencé la querelle, mais par un effet de la générosité qui lui était naturelle, il se tut sur la cause qui l'avait engagée. Ce silence ne toucha point Philippe; il en profita seulement pour soutenir avec plus d'effronterie, qu'il n'avait pas porté les premiers coups, et il eut l'audace d'ajouter qu'il ignorait, encore ce qui avait pu exciter ainsi Jean-Baptiste contre lui. Il montrait, comme une preuve sans réplique des coups qu'il avait reçus, sa chemise encore tachée du sang qu'avait fait couler le coup de poing qu'il avait reçu sur le nez.

— Cela prouve-t-il que je t'aie attaqué le premier ? lui dit Jean-Baptiste, en haussant les épaules ; si je n'ai point de sang, j'ai de fameuses bosses, et c'est tout simple, puisque nous nous sommes battus ; mais ni ce sang ni ces bosses ne disent quel est celui qui a commencé, et c'est là ce qu'on veut savoir.

— Il a raison, dit le baron, à la grande surprise des juges qui s'attendaient peu à lui voir prendre la défense de Jean-Baptiste; que prouvent les pleurs de Philippe et le sang qu'il nous montre ? Que les deux enfants se sont battus : nous ne le savons bien ! Mais pour prononcer que Jean-Baptiste a été l'agresseur, il faudrait des preu­ves, et nous n'en avons pas. Je sais bien que Philippe l'affirme, mais je sais aussi que Jean-Baptiste le nie. Il est donc assez difficile de conclure.

Le jardinier mit en avant la mauvaise conduite de Jean-Baptiste que monsieur le baron avait reconnue lui-même.

— Sa mauvaise conduite ! répéta le baron avec une nuance pro­noncée de mécontentement; il sait au moins quelquefois la réparer, sa mauvaise conduite; votre plus jeune fils nous en a fourni la preuve. Et enfin, cela ne veut pas dire qu'il soit menteur. Votre Philippe ne ment-il jamais ?

— Ah! Dame, dit le père, il est comme tous les enfants, il lui arrive bien pour s'excuser d'avoir recours à de petites ruses.

— Eh bien! Moi, s'écria Joseph Oranger, j'atteste à monsieur le baron que Jean-Baptiste n'a jamais menti.

— Je le crois bien, dit le jardinier, un gars qui ne craint personne. Mais allez, ce n'est pas moins lui qui a commencé.

— Écoutez ! dit vivement Joseph, il y a un moyen de savoir à quoi s'en tenir, c'est d'appeler Adrien Séret qui a été témoin de l'affaire, à ce que m'a dit l'enfant qui m'a conduit ici.

— Ah bah! Pourquoi faire ? dit Jean-Baptiste; laissons Adrien tranquille.

— Non, non, je vais le chercher, dit Philippe avec vivacité, si mademoiselle le permet.

Et chacun de se regarder et de penser qu'il était inutile de pousser plus loin les investigations, la répugnance de l'un pour l'avis ouvert par le vieillard, et l'empressement de l'autre à s'y conformer, désignant suffisamment le coupable. On laissait partir Philippe, quand Jean-Baptiste, l'arrêtant par le bras, lui dit en riant :

— Un moment! S'il est vrai qu'Adrien soit nécessaire ici, ce n'est ni toi, ni moi, qui devons l'aller chercher.

— Sans doute, dit Valentine, restez ici, Philippe.

Et sonnant un domestique, elle l'envoya à la rechercha d'Adrien Séret, qui ne tarda pas à faire son entrée dans le salon.  

— Il va mentir, dit Philippe en le voyant paraître.

— Fi ! Pourquoi cette parole ? lui dit Valentine; avez-vous donc menti vous-même !

Philippe confus garda le silence. Adrien, interrogé, dit tout ce qu'il savait sur la rencontre de Jean-Baptiste et de Philippe dans les bois de Rosenval. Il s'attendrit encore sur la mort de son oiseau qu'il aimait tant, et que, malgré toutes ses prières, le méchant Philippe avait étouffé.

— Pourquoi, dit Valentine à Jean-Baptiste, ne nous avez-vous pas fait connaître cette horrible action de Philippe !

— Parce que j'ai pensé qu'il n'en serait pas très-réjoui, répondit simplement l'enfant.

— Mais vous avez été, reprit Valentine, jusqu'à repousser le témoi­gnage d'Adrien, quand les mensonges de Philippe vous dispensaient assurément de toute générosité à son égard ; vous teniez donc peu à votre justification ?

— J'y tenais beaucoup, au contraire, mademoiselle, mais plus Philippe par ses mensonges se mettait dans une mauvaise position, moins je me sentais disposé à rien dire contre lui; il avait bien assez, du mal qu'il se faisait à lui-même. Pour moi, ce n'était qu'un moment difficile à passer; j'étais bien sûr que la vérité se ferait jour, parce que monsieur l'abbé Durer dit que Dieu la fait toujours triompher. Cependant, vous voyez que je n'ai pu y tenir ; j'ai sacrifié Philippe à la crainte de passer à vos yeux pour un menteur, quand je l'ai vu proposer, dans l’espérance de gagner Adrien, d'aller le chercher lui-même.

Cette réponse révélait un cœur et un esprit si nobles et si chrétiens, que toutes les dames de Rosenval furent prises d'un véritable enthou­siasme pour Jean-Baptiste. C'était à qui lui adresserait des paroles d'affection, à qui lui promettrait aide et protection pour l'avenir. Pen­dant ce temps, Philippe triste et confus, recevait les réprimandes de son père, qui l'emmena chez lui par les oreilles.

— Jean-Baptiste, dit Valentine, soyez ici demain à neuf heures; je vous présenterai au directeur de l'école.

L'enfant remercia, ainsi que le grand-père, heureux et fier du triomphe de son petit-fils, sur le bras duquel il s'appuya pour sortir du salon.

— Mesdames, dit le baron, quand ils furent partis, j'ai trouvé dans Jean-Baptiste, ce que je cherchais depuis longtemps, un élève pour  l'architecture. Ce jeune garçon, très-rare en tout, a des dispositions surprenantes. Je veux lui donner deux heures de leçon tous les jours, et vous verrez ce que j'en ferai.

On eut ainsi le secret du changement soudain qui s'était opéré dans les dispositions du baron à l'égard de Jean-Baptiste.

Extrait de : LA CHAUMIÈRE DE HAUT-CASTEL,  Ou  LA  FOI               VICTORIEUSE  DE  L'ORGUEIL;   par  E. BENOIT.  (1853)

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